Le paradoxe du Conservateur
Jean Clair conservateur, historien d’art, critique et essayiste empêcheur de tourner en rond, trouble fête et poil à gratter du monde de l’art et de l’institution muséale n’est pas que le passéiste que l’on croit. S’il fulmine ce n’est pas contre la modernité mais plutôt contre l’idée que cette dernière serait la mesure de toute chose, déplorant la religiosité de certains de ses pairs devenus grands prêtres des processions et des cérémonies d’un art contemporain adulé (nouvel art officiel qui se suffirait à lui-même ?), plus soucieux d’avant-garde que de sauvegarde et de transmission. Paradoxe. Jean Clair s’interroge sur la notion même d’art contemporain et ce qui pourrait, sous les piques acérées volontiers polémiques d’un conservateur agacé, n’être qu’un prolongement du combat entre anciens et modernes pointe en réalité quelque chose d’autrement plus dérangeant pour notre époque avant tout centrée sur elle-même. L’explosion du nombre des musées ces nouveaux temples festifs de la culture, leur évolution aussi bien que celle des missions du conservateur dans la deuxième moitié du vingtième siècle – plus particulièrement après les années soixante, ne seraient-elles pas tout bonnement les symptômes de la corrosion d’une pensée en quête d’artifices, déconnectée des pratiques et des oeuvres du passé pour mieux s’affranchir du sens originel de l’art ? Les Romains ne multiplièrent-ils pas les temples quand ils ne crurent plus en leurs dieux… le soupçon redoutablement étayé justifierait à lui seul qu’on lise et relise cet opuscule de faible tirage (je dispose d’une réédition à mille exemplaires de 1990, la première datant de 1988 peu de temps – deux ans – après l’installation des Colonnes de Buren dans la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris qui firent tant gloser). Le texte très court parfois magnifiquement inspiré quand il est question de peinture et de matière, de simples pigments, d’usages et de rituels, du culte des morts, ne fait que rendre plus pénétrante une réflexion sous-jacente passionnante (véritable sujet de ce tout petit livre) sur les sources et la finalité de l’art prenant à contre pied la vision de Malraux ; battant en brèche le concept si répandu d’autonomisation de l’art. J’aime quand Jean Clair propose un sens enfoui des oeuvres inscrit dans la conscience humaine de sa propre finitude, qu’il rappelle leur portée depuis la nuit des temps, totalement occultée aujourd’hui, qu’il relie le geste du paléolithique à celui du peintre d’aujourd’hui et qu’il écrive « L’art n’est pas né du culte des dieux : il est né d’abord de l’obligation d’envisager la mort et d’en surmonter en esprit l’inéluctabilité ». Une lecture flash qui donne à réfléchir longuement avant de s’engouffrer dans les files d’expositions estivales et d’y rejoindre le peuple des fidèles…